Réalisme ou idéalisme?

(Realism or Idealism?)

 

La position que l'on adopte doit souvent être radicale afin de complaire à nos juges qui, ainsi, peuvent situer le sujet qu'ils ont face à eux. Il est en effet rassurant de pouvoir "connaître" les autres sans se dévoiler soi-même: c'est un moyen de se protéger et surtout de garder un certain ascendant sur ceux qui nous ont révélé leurs secrets ou leurs pensées. Pourtant, il ne semble pas qu'il faille être manichéen mais bien au contraire toujours pouvoir nuancer ses réflexions et ses prises de position afin d'enrichir ses sensations et ses facultés de discernement.

Ainsi, il n'est pas contradictoire d'être profondément idéaliste tout en étant à la fois très réaliste. Encore faut-il s'expliquer sur cette position, non pas intermédiaire, mais plutôt conciliatrice. Mais d'abord, expliquons brièvement ces deux termes idéalisme et réalisme.

L'idéalisme consiste en la croyance que le monde réel, le monde des choses lui-même est en définitive constitué par de pures idées, par des états de conscience. L'être même serait idée, pensée, conscience, c'est-à-dire qu'il n'existe pas de monde matériel et qu'il n'y a rien en dehors des idées, des pensées et de la conscience. Le réalisme est au contraire une doctrine selon laquelle l'être est, en nature, autre chose que la pensée et ne peut être tiré de la pensée. Dans cette perspective, la "matière" est la réalité objective qui existe en dehors de mon esprit et de tout esprit et qui n'a besoin d'aucun esprit pour exister.

Dans un premier stade, avant toute réflexion sur le sujet, l'être humain fait preuve d'un réalisme naïf: le monde réel est constitué de tous les objets que je perçois parce qu'ils existent. Le fait que je perçoive les objets avec cinq sens différents me confime que le sujet de mes perceptions existe en dehors de ma pensée, de mon esprit: la vue pourrait me tromper, par exemple par un effet de perspective, mais le toucher est là pour rétablir la réalité.

Cette attitude suscite quelques objections importantes. Toutes les sensations que nous avons ne proviennent que des perceptions qui traversent les filtres que sont nos sens. Lorsque, par exemple, je regarde un objet, je ne perçois pas en fait l'objet directement mais seulement une partie de la lumière qui s'y reflète. D'autre part, je ne puis distinguer la totalité des éléments séparément mais seulement un ensemble que je nomme l'objet. Si d'ailleurs je percevais tous les détails, alors je ne pourrais pas, d'une perception à l'autre, "reconnaître" l'objet, car beaucoup de paramètres auraient changé (par exemple, l'éclairage ou même la position des molécules les unes par rapport aux autres...) et ce ne serait plus la même entité constituée des mêmes éléments dans le même état que j'aurais sous les yeux.

Ainsi donc, il est nécessaire de se méfier de nos perceptions et surtout du caractère irréfutable de vérité que nous leur attribuons.

En passant au stade supérieur de réflexion, le doute de l'existence des choses matérielles succède à la certitude précédente et cela donne la démarche bien connue de Descartes dans ses Méditations Métaphysiques.

Berkeley en prend le relais pour nier toute autre réalité au monde qui nous entoure que celle de notre perception: "Je ne veux pas transformer les idées en choses, car les objets immédiats de la perception qui d'après vous sont seulement les apparences des choses, je les tiens pour les choses réelles elles-mêmes". Ainsi, non seulement ce que nous percevons des objets ne sont que des images de ces objets mais, de plus, pour Berkeley, ces images constituent la seule réalité concrète: rien n'existe en dehors de ces images, de ces sensations; tout est idée et état de conscience. Lorsque je me cogne contre un mur, la vision de mur, l'impression tactile et la douleur ne sont que des états de conscience. Cette forme d'idéalisme possède un caractère irréfutable mais qui ne peut persuader: on ne peut ni démontrer que Berkeley a raison, ni qu'il a tort.

Faut-il donc choisir entre idéalisme et réalisme? En fait, il semble qu'il faille concilier les deux notions. Le verbe être caractèrise l'essence, "le fait d'exister en dehors de toute pensée, de toute existence". Le verbe exister caractèrise au contraire ce qui est dû à l'homme et à sa conscience. L'homme perçoit le monde avec beaucoup d'imperfections, aussi est-il contraint de constamment abstraire afin de reconnaître les objets qui l'entourent. Mais les "objets" mêmes ne se limitent de ce fait qu'à des abstractions dans la conscience de l'homme: ils existent. Et c'est sans doute parce que l'être humain ne peut accèder à l'essence même des objets qu'il les fait exister dans sa conscience. En fait, si l'on va plus loin, on ne peut pas vraiment distinguer les objets dans leur essence: cette distinction est déjà une interprétation humaine; ainsi l'on peut dire que seul l'univers est, en dehors de toute conscience, et que toute tentative de l'esprit pour y discerner d'autres essences seraient vaines puisque du fait du passage par la conscience, il ne s'agirait plus d'essences mais bien d'existences.

Evidemment, l'homme a besoin de se rassurer, et il serait réduit à l'inaction et à la contemplation s'il acceptait la seule essence de l'univers. Aussi s'invente-t-il une réalité, une existence, l'existence du monde environnant remplaçant pour lui l'essence de l'univers à laquelle il ne peut accèder parce qu'elle lui est transcendante, qu'elle le dépasse en ce qu'elle est antérieure à lui et surtout indépendante de sa conscience. L'existence est donc une invention, mais c'est une invention permettant à l'homme de vivre, c'est sa vie. Lorsque l'on me dit, par exemple, que la Terre est une sphère, j'accepte cette transformation réductrice de l'essence en existence afin de pouvoir appréhender le réel: je puis maintenant caractériser, qualifier et me représenter la Terre. Mais, en fait, cela ne veut rien dire que la Terre est une sphère car, d'une part la sphère est un concept inventé par l'homme (de même, tous les autres "objets" font appel à des concepts inventés par l'homme) et, d'autre part ce concept est loin de suffire à décrire toute l'essence de la Terre. D'ailleurs, le simple fait de dire "la Terre" présuppose que je distingue un élément parmi d'autres et il y a donc intervention de mon esprit: la Terre existe plus qu'elle n'est vraiment. L'univers est. Mais si l'on veut agir, penser, bref, vivre, il faut exister.

En ce sens, l'on peut être profondément matérialiste (l'univers est, il n'a besoin d'aucune conscience pour être) en même temps qu'idéaliste (l'homme fait exister les choses et donc du simple fait qu'il existe, tout est pour lui pensée et conscience). Dès lors, les questions du type: "Comment l'univers fonctionne-t-il?" n'ont pas de fondement car elles ne se réfèrent qu'à des choses, qu'à des lois qui existent mais qui ne sont pas. L'homme doit être cosncient que ce genre de questions n'anème à réfléchir que sur l'existence des choses et donc sur ses propres inventions: elles constituent finalement un divertissement, certes profitable puisqu'elles lui permetttent de vivre et de garder une raison de vivre.

Ainsi, la seule et véritable question qui devrait préoccuper l'être humain, parce qu'elle seule possède un fondement intrinsèque, en dehors de toute conscience, de toute forme de pensée et donc de toute existence, est:

"Pourquoi l'univers est?"