Marc restait debout, devant la fenêtre, à contempler l'immensité de l'espace qui s'étalait à l'infini devant ses yeux. Même la très grande vitesse du vaisseau ne pouvait compenser l'immobilité déconcertante de chacune des étoiles. Des légendes rapportent que des humains auraient, il y a très longtemps, essayé de donner un nom à chacun de ces points lumineux crevant le froid rideau noir qu'est l'univers. Marc esquissa un sourire en y songeant. Mais ce qui le tracassait surtout, c'était cette tache bleue, encore minuscule, qu'il fixait à présent afin d'en discerner les particularités. Une excitation grandissante le gagnait car le voyage de toute sa vie aboutissait enfin.
Marc était né sur le Syracuse, ce fameux vaisseau qui avait remporté de nombreuses batailles pendant la guerre grâce au courage, admiré de tous, de son équipage. Son père, le lieutenant Cooker, fut capturé et fait prisonnier. Il périt peu après, ainsi que sa femme et tout l'équipage, lors de la dernière attaque du Syracuse contre ses ennemis : c'était un sacrifice nécessaire à l'arrêt de cette guerre inutile qui avait causé tant de pertes humaines et matérielles. Une fois encore, plus personne ne connaissait exactement les circonstances dans lesquelles avait débuté le conflit et aucun des belligérants n'en était sorti vainqueur. Les seuls heureux furent probablement les premiers morts qui étaient ravis de n'avoir pas été les seuls sacrifiés sur l'autel d'une cause vaine aux conséquences imbéciles.
Marc, donc, fut orphelin très tôt. Mais, ayant échappé au carnage de la guerre grâce à l'abnégation de ses parents, il vouait maintenant un véritable culte à la paix et son seul désir était de retrouver la planète de ses ancêtres et de sa race : la Terre.
Les traditions orales rapportent qu'à l'origine, il y a environ deux mille années, une poignée d'aventuriers seraient partis de la Terre afin d'entreprendre un long voyage et de trouver d'autres planètes hospitalières pour que l'homme puisse y vivre. La Terre était en effet gouvernée par un régime totalitaire qui donnait quand même le choix entre subir son joug et partir pour l'inconnu, au risque de n'en jamais revenir ou même de périr avant d'avoir détecté ne serait-ce qu'une seule météorite habitable.
Les ancêtres de Marc faisaient donc partie de la race de ces fous qui préfèrent courir toute leur vie pour essayer, en vain le plus souvent, de rattraper le mouvement de rotation terrestre plutôt que d'attendre stupidement que la planète ait effectué un tour supplémentaire. Marc se disait qu'au moins la course donnait un sens à sa vie (celui du mouvement !), mais que si son existence se résumait au mouvement, il ne pourrait jamais atteindre son objectif et savourer enfin le goût perdu du repos. Que ferait-il quand il serait là-bas, sur cette tache bleue grandissante qui, il en était maintenant convaincu, incarnait la Terre qu'il avait si longtemps poursuivie de tous ses désirs et sur qui reposaient ses espoirs ?
Il eut un frisson lorsqu'il souhaita, pendant un éclair de seconde, que ce ne fût pas la planète bleue de ses ancêtres. L'idée qu'il puisse avoir eu un tel désir, après tant d'années de recherche, l'effraya. Heureusement Lydie arrivait. Elle était très timide et n'osait pas trop, d'habitude, l'aborder seul. Mais cette fois, le but si proche du voyage lui fournit un prétexte.
-- Tu as l'air anxieux, dit-elle, que t'arrive-t-il, tu n'es pas heureux de bientôt arriver à bon port ?
Le jeune homme parut gêné par cette remarque et, comme pour donner une excuse à ses rêveries, répondit qu'il croyait savoir que sur la Terre la lumière du soleil suffisait seule à éclairer tous les hommes.
-- Cela me paraît ridicule, dit-elle. Regarde toutes ces étoiles qui nous entourent. Crois-tu vraiment que le soleil, qui est une étoile, pourrait nous éclairer, alors que toutes celles-là réunies ne font pas plus de lumière qu'une seule luciole.
En partant autrefois pour leur quête impossible, les ancêtres de Marc avaient emporté avec eux, tel Noé avec son arche avant le déluge, un échantillon complet de l'écosystème terrestre. Pas un animal, pas une plante, pas un insecte ne manquait. Et souvent, Lydie aimait à se promener parmi les immenses jardins naviguant dans l'univers à une vitesse proche de celle de la lumière. Il fallait éclairer par intermittence ces jardins selon un programme assez complexe, consigné dans la mémoire d'un ordinateur méticuleux, et personne n'était d'ailleurs capable de comprendre l'objectif de ce que l'on appelait les phases diurnes et nocturnes. Mais personne n'osait ou ne voulait non plus contester l'hégémonie des traditions ancestrales. A quoi cela eût-il d'ailleurs servi ?
C'était la nuit que Lydie aimait errer dans les allées et les prairies, guettant scrupuleusement les lucioles dans leurs ébats amoureux. Ah! Quel spectacle que ces poussières d'étoiles qui vous entraînent dans un ballet frénétique. C'était comme si ces astres avaient gagné en humanité et en vie ce qu'ils avaient perdu en taille. Mais pour apprécier la délicatesse d'une étoile, et la voir danser telle qu'une luciole, il aurait fallu être conçu à l'échelle d'une galaxie. Heureusement, chaque créature possède ses satisfactions et ses atouts à son échelle. Le tout est de bien comprendre qu'il est vain de considérer comme positif de vouloir grandir, parce qu'il suffit d'ouvrir les yeux pour trouver la même chose en restant petit.
-- Et d'ailleurs, lança Lydie, si une seule étoile pouvait éclairer toute une planète, alors, vu que l'univers doit être infini tant par ses dimensions que par son nombre d'étoiles, pourquoi serait-il noir ?
En fait, Lydie avait eu l'idée de cette boutade pour contrarier et déstabiliser Marc. Au fond d'elle-même, elle savait bien que le jeune homme devait avoir raison et que le soleil, cette étoile encore si mystérieuse, devait pouvoir éclairer à lui seul toute une population.
La jeune fille n'était pas idiote mais elle voulait que l'on s'intéresse à elle et surtout obtenir les faveurs de Marc. Son père l'avait éduquée avec soin et appréciait que, petite, elle soit toujours sur ses genoux. Aussi vit-il d'un très mauvais oeil qu'elle se détourne de lui pour s'intéresser aux garçons. Le résultat fut évidemment la germination de complexes et de timidité, de sorte que Lydie n'osait pas vraiment concrétiser ses approches de peur de déplaire à son père. Aussi passait-elle le plus clair de son temps à entreprendre de s'instruire afin de pallier sa gaucherie par ses atouts d'érudition et de perspicacité. Son arme favorite contre Marc était naturellement la taquinerie en paraissant un peu idiote, de sorte qu'il se sente supérieur et veuille bien lui exposer son expérience et son point de vue. Puis Lydie prenait de l'assurance et alimentait la discussion de ses idées parfois farfelues et insensées : c'était son moyen à elle de ferrer son compagnon.
Soudain une voix trancha le silence général dans lequel évoluait le vaisseau: "L'arrivée est prévue dans cinq minutes. Préparez-vous tous." L'on ne savait pas à quoi s'attendre lors de l'approche de ce monde inconnu qui était peut-être hostile. Et effectivement, quelques secondes après le ralentissement, une brusque secousse se fit sentir dans tout l'appareil. En se précipitant à la fenêtre, Marc put constater, stupéfait, que la planète bleue s'éloignait maintenant. "Je demande votre attention à tous, s'il vous plaît. Nos détecteurs viennent de repérer une dense couche de gaz à la périphérie de la planète. Nous avons préféré dévier provisoirement de notre trajectoire initiale afin de pénétrer cette couche de gaz à vitesse beaucoup plus réduite. Veuillez nous excuser pour les désagréments que nous avons pu vous causer." Lydie sourit à Marc et ils se postèrent tous les deux devant la grande baie vitrée centrale afin de mieux contempler le spectacle de l'atterrissage.
Les pilotes avaient eu le temps de sélectionner une zone qui leur paraissait désertique : le vaisseau s'enfonçait doucement dans l'air en vol plané jusqu'au contact avec le sol, qui maintenant paraissait une plate-forme recouverte de sable à l'infini. Quel étrange contraste avec la petite sphère bleue de tout à l'heure.
Si cette planète possède des habitants, ils n'ont probablement pas pu acquérir le recul nécessaire pour s'apercevoir qu'ils vivent sur une boule. Et pourtant la connaissance qu'ils ont de leur habitat leur suffit pour vivre. L'important est qu'ils ne se rendent pas compte de l'erreur dans laquelle ils sont plongés. Mais s'ils sont trompés, se dit Lydie, par ce qu'ils voient ou du moins ce qu'ils croient voir, peut-être sommes-nous trompés de même par ce que nous croyons voir et savoir ! Et quand bien même ce serait le cas, la réalité de ces habitants ne serait-elle pas aussi "réelle" que la nôtre ? Dans la mesure où la "réalité" est une invention de l'esprit (l'homme appelle vrai ce qu'il voit ou qu'il déduit de raisonnements qu'il fait à partir de ce qu'il voit), il paraît tout aussi licite de croire à la réalité d'une planète-planche (pour qui n'a jamais eu conscience d'autre chose) qu'à celle d'une planète-boule (d'autres pourraient par exemple montrer que nous sommes trompés par un jeu astucieux de lumière lorsque nous percevons la planète comme une boule).
"Bonne nouvelle", dit triomphalement Steeve en interrompant le cours des pensées de Lydie. Et en continuant de sourire, il expliqua l'objet de sa bonne humeur : "Le gaz qui a retardé fortuitement notre atterrissage n'est autre que de l'air. Nous pourrons donc le respirer et nous promener sans combinaison étanche ! Il semblerait vraiment que cette planète soit la Terre. C'est formidable !" Habituellement, Lydie n'aimait pas beaucoup les réactions primaires de Steeve mais là, elle ne pouvait empêcher la joie de l'investir tout entière et répondit gaiement : "Eh bien ! Qu'attendons-nous pour sortir ? Allons, dépêchons-nous de le fouler, ce sol !" Marc, Lydie et Steeve faisaient partie de l'équipe de prospection de la planète.
A leur retour au vaisseau, après quelques jours de campagne, ils parurent affectés par ce qu'ils venaient de découvrir. Les autres membres d'équipage s'affairaient autour d'eux, afin de savoir ce qu'ils avaient bien pu voir et ce qui les rendaient si préoccupés. La réponse semblait aussi simple qu'incroyable. Tout ce qu'ils avaient vu durant ces derniers jours était inanimé. Ils avaient bien identifié ce qui pourrait être des humains et des villes, mais rien, absolument rien, ne semblait vivre ou du moins posséder le moindre mouvement : la planète semblait plongée dans la torpeur d'un monde minéral.
-- Quelle folie ! Au début, lorsque j'ai aperçu un couple de jeunes, je les ai appelés. Ils ne m'ont pas répondu. Puis je me suis approché d'eux et c'est là que je me suis aperçu qu'ils étaient raides, comme morts !
-- Tu blagues : ils devaient faire semblant.
-- Non, non, répliqua Steeve. Tu peux demander à Marc. Tous les êtres que nous avons vus étaient raides comme des mannequins, mais ce n'était pas des mannequins en plastique ou en bois : lorsque j'ai enfoncé la lame de mon couteau dans leur corps, il y avait du sang, de la chair et des os apparents. Ils étaient comme morts mais avec une expression de vie intense imprimée sur tout leur corps. Cela m'a glacé le sang. J'en tremble encore.
Le récit que fit Steeve de son exploration ne manqua pas de surprendre ses interlocuteurs. Mais il avait raison, car d'autres équipes avaient établi de semblables constatations. Ce qui paraissait le plus étonnant était ces objets qui restaient en l'air, comme cette pierre qui avait entamé sa chute d'une falaise mais qui ne voulait désespérément pas atteindre le sol, figée dans son mouvement. Seuls les objets provenant du vaisseau se soumettaient aux lois classiques de la mécanique, de l'attraction terrestre et finalement du raisonnement humain. Ces lois avaient été éprouvées depuis longtemps à bord du vaisseau grâce à un dispositif de gravitation artificielle, conçu afin de ne pas dépayser l'homme dans l'espace, et paraissaient maintenant les plus naturelles du monde à tout l'équipage.
Durant les deux mois que dura l'exploration méthodique de cette "Terre" inanimée, on ne put constater la présence d'aucune vie ni même d'aucun mouvement. C'était d'autant plus désolant que les civilisations peuplant la planète avaient visiblement beaucoup de points communs avec celle du vaisseau. Les experts ont tout de même pu découvrir de grandes salles gorgées de livres, ouverts ou impossibles à ouvrir. Les pages de tous ces ouvrages demeuraient raides, elles aussi.
D'une manière générale, l'on ne pouvait pas influer sur les objets de la Terre comme sur ceux du vaisseau. Leur comportement ne répondait pas à la même logique : ils n'étaient pas soumis à la pesanteur, ni même déformables. Il est d'ailleurs étonnant dans ces conditions que Steeve ait pu plonger son couteau dans les entrailles d'un Terrien, chose que personne d'autre n'a d'ailleurs réussi à renouveler... Toujours est-il que grâce à des écrits accessibles, l'instant de "gel" de cette Terre a pu être estimé au 2 décembre 1984.
-- Cela me fait peur, dit Marc à Lydie un soir de retour d'exploration, cette foutue planète avec ses hommes plus immobiles encore que la pierre.
D'un certain côté, Marc n'était pas mécontent de ces découvertes car, comme cela, son but n'était pas atteint et il pouvait encore chercher ailleurs l'objet de ses convoitises : la vraie Terre.
Lydie parut attendrie par cette confession, inhabituelle pour un valeureux gaillard tel que Marc. Pour une fois, ce n'était pas elle qui paraissait en position de faiblesse à la recherche de réconfort, mais bien lui.
-- Oui, à moi aussi, répondit-elle pour le soulager en lui faisant comprendre que sa peur était partagée. Heureusement que nous repartons bientôt pour l'espace. Ah! Tu avais raison, pour le soleil : il éclaire bien à lui seul une partie de la Terre. Mais ce que nous ne savions pas, c'est qu'une autre partie est plongée dans le noir le plus total. Enfin! Cette constatation semble bien peu de choses devant la triste réalité du temps sur la Terre !
Et oui, le temps semblait suspendu sur toute la planète. Aussi, le vaisseau repartit à la recherche de la vraie planète bleue car l'équipage en était maintenant persuadé : ce qu'il avait découvert ne pouvait pas être la vraie Terre. Cette fois, la recherche allait s'avérer plus aisée et plus rapide, grâce à l'expérience acquise lors de la première exploration. Deux hyperespaces ont d'ailleurs suffi pour localiser une autre planète répondant au signalement recherché. Après une approche sans encombre, maintenant maîtrisée, et un atterrissage non moins excellent, l'exploration de la seconde planète put commencer.
Les équipes revinrent avec une humeur maussade car, malgré le changement qu'elles avaient pu constater par rapport à l'autre planète, notamment au niveau des civilisations qui paraissaient nettement moins nombreuses et développées ---elles vivaient quasiment nues---, le même constat, tout aussi navrant que le précédent, avait été consigné : cette Terre semblait aussi immobile que la précédente.
Marc, cette fois-ci, parut moralement plus atteint :
-- Nos anciens se seraient-ils trompés ? Aurait-on déformé leurs propos ? Pourquoi n'avons-nous trouvé que le règne immobile ? Nous sommes bien vivant, nous, non ?
-- Ah! Ca oui! dit Lydie en pinçant Marc à la joue afin de le taquiner un peu, tout en le ramenant à la réalité de la vie. Qu'à cela ne tienne! Nous allons repartir et chercher encore notre planète. Après tout, il faut peut-être la mériter cette Terre, la planète de nos aïeux!
Et finalement l'espoir regagna l'équipage et ce dernier se remit en quête de la planète tant convoitée. Les recherches se firent encore plus rapides et les résultats furent éloquents : chaque planète bleue explorée montrait toujours les mêmes signes de stagnation dans l'immobilité, bien qu'à chaque fois les dates d'arrêt du temps, que l'on avait pu recueillir sur des écrits lisibles lorsque cela avait été possible, variaient.
Une fois pourtant, lors de l'exploration de la quatre-vingt-treizième planète, l'on se rendit compte que la date d'arrêt dans le temps de cette dernière précédait d'une seconde celle de la onzième planète visitée. Et, fait plus remarquable encore, les états de ces deux planètes semblaient se suivre, comme si une même vie les avait animées jusqu'à ce que le temps s'arrête fatalement pour les deux mais, pour la quatre-vingt-treizième planète, une seconde plus tôt que pour la onzième.
Cette découverte déconcertante redonna un peu de vigueur à l'équipage qui commençait à perdre patience après toutes ces années de tentatives infructueuses. La prospection se fit plus rapide et plus poussée et il fallut non moins de mille planètes bleues avant de trouver un autre fait non moins remarquable que les autres.
-- Il paraît maintenant bien établi que toutes ces planètes sont immobiles et sans vie, comme si le temps s'était arrêté pour chacune d'elle à des moments différents, fit remarquer Lydie à Marc.
-- Oui... répondit Marc sur un ton songeur. A croire que l'on ne trouvera jamais une autre vie que la nôtre dans tout ce foutu univers.
-- Et pourtant, nous ne nous rêvons pas ! Nous sommes bien en vie et nos ancêtres l'ont été, eux aussi ! Il doit bien exister une autre planète vivante, de laquelle nous provenons.
-- Cela me fait peur. S'il s'avère qu'il s'agit bien de notre vaisseau, avec nos ancêtres à bord, qui est sur cette planète et que l'équipe d'exploration a repéré hier, alors peut-être le temps s'est-il arrêté sur la planète que nous cherchons depuis que nos ancêtres en sont partis.
-- Mais non ! C'est idiot ce que tu es en train de raconter. Si le temps s'est arrêté sur notre planète, comment notre vaisseau pourrait-il y être encore ? Si le temps s'était arrêté alors que notre vaisseau n'avait pas encore décollé, alors nous ne serions pas ici en train de nous torturer l'esprit et voir nos espoirs s'effondrer sous le triste poids de la réalité : nous ne serions même pas conçus ! Le vaisseau repéré hier ne peut donc pas être le nôtre. Cela n'est pas concevable !
-- A moins que... répliqua Marc en paraissant avoir une idée. A moins que nous raisonnions faux. A moins, par exemple, qu'il existe plusieurs mondes parallèles, strictement identiques mais dont le temps est stoppé à un moment ou à un autre.
-- Ce n'est pas idiot. Mais alors, cela voudrait dire que notre sort est peut-être suspendu à celui d'une pendule. Peut-être allons-nous devenir, nous aussi, immobiles ?
-- Oui! C'est cela qui m'effraie. Dans ce cas, il y a certainement d'autres vaisseaux, qui sont d'ailleurs notre vaisseau, et qui cherchent eux aussi la Terre. Et d'autres sont probablement déjà immobiles...
-- En tout cas, j'espère que nous raisonnons faux, conclut Lydie d'un ton péremptoire qui coupa court à toute discussion.
Deux autres événements achevèrent pourtant de convaincre l'équipage sur la situation dans laquelle il se trouvait.
Le premier de ces événements remarquables fut la découverte d'un lien très particulier entre trois planètes. Deux des planètes portaient, à quelques instants près, la même date "d'arrêt temporel" (c'est ainsi que l'équipage avait pris coutume de nommer l'immobilité partout rencontrée des planètes) et cette dernière était d'une heure supérieure à celle de la troisième planète. Mais le plus remarquable était que la suite donnée à un événement de la planète "la plus jeune" n'était pas la même sur les deux planètes de même date d'arrêt temporel : une fusée suivait une trajectoire parfaite dans un cas et s'était écrasée dans l'autre. Ce fait était d'ailleurs le seul qui permit de différencier les deux planètes jumelles.
Ainsi donc, il y avait plusieurs mondes parallèles, mais qui portaient des versions différentes de la vie avant d'être interrompus par l'arrêt temporel. Il existait donc une infinité de destinées possibles et toutes les éventualités devenaient envisageables : il devait donc exister une infinité de planètes; dans certains cas, le vaisseau avait décollé de la Terre pour un monde meilleur, dans d'autres cas, il n'y avait pas de vaisseau.
Le deuxième événement fut celui de la découverte, comme l'avait pressentie Marc, de leur propre vaisseau à bord duquel l'équipage était présent au complet mais restait... de marbre. L'arrêt temporel avait eu lieu deux heures avant la découverte. Une excitation grandissante s'emparait maintenant de l'équipage qui, dans le même temps, percevait le danger fatal sur leur tête d'un hypothétique futur arrêt temporel.
-- Pas de doute, c'est bien moi que j'ai vu à bord du vaisseau, s'exclama Marc que la fascination d'avoir vu son double comme dans un miroir laissait songeur.
-- Et c'est bien moi qui était dans tes bras, il y a deux heures d'après ma montre ! répliqua Lydie avec l'air joyeux en pensant que dans un monde parallèle au moins, elle avait conquis le coeur de son bien-aimé.
-- Il y a quand même un point qui m'intrigue encore, dit Marc avec un air maintenant soucieux et déviant ainsi la conversation d'un sujet qu'il n'avait pas envie d'aborder.
-- Ah oui! Et lequel ?
-- Eh bien! Il me semble que nous n'avons jamais croisé que des vies stoppées net, et jamais nous n'avons découvert une seule forme de vie et de mouvement autre que la nôtre. Et pourtant, si notre hypothèse d'arrêt temporel sur des mondes parallèles tient, nous devrions rencontrer beaucoup plus, ou au moins autant, de planètes en mouvement que de planètes immobiles. En effet, il doit encore rester une infinité de planètes non encore affectées par l'arrêt temporel, et qui le seront un jour ou l'autre dans le temps infini qui reste encore à s'écouler à partir de maintenant.
-- A moins que...
-- A moins que quoi !
-- A moins que nous soyons les seuls êtres vivants de tout l'univers des mondes parallèles. Ou plutôt non. Peut-être qu'il y a effectivement une infinité, en ce moment même, d'autres mondes parallèles en vie, mais cette vie est spéciale : le temps n'existe pas.
Nous avons l'impression du temps lorsque notre conscience passe d'un monde immobile à un autre qui le suit immédiatement (dont le factice "arrêt temporel" est immédiatement supérieur à celui du monde précédent). Ainsi, dans l'instant où je te parle, nos consciences "visitent" plusieurs mondes inanimés, mais dont la succession nous donne l'impression de temps. Suivant la succession des mondes "embrochés" par ce "temps" factice, un événement se produit ou non.
Nous ne trouverons donc jamais la vie telle que nous la cherchions, c'est-à-dire dans le temps, car elle n'existe que dans le mouvement d'un monde à un autre.
Oui, la clef est peut-être là : le temps n'est en fait qu'une impression due au mouvement. Exactement comme un film cinématographique : c'est le mouvement d'une image à l'autre de la pellicule qui donne l'impression d'une succession dans le temps de ces images.
L'univers n'est peut-être qu'une immense pellicule... et le temps n'est peut-être que mouvement...
-- Oui, peut-être...